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« Inclusion : nous devons lui substituer le mot participation ». Parler de handicap avec Beppe Porqueddu

 
3 décembre 2024   |   Italie, handicap,
 
Beppe Porqueddu
Beppe Porqueddu

Lors de la Journée international des Personnes handicapées, Beppe Porqueddu partage son témoignage inspirant sur comment transformer sa douleur en un moteur de changement social et culturel. Après un accident qui le rendit paraplégique en 1970, sa vie prit un virage radical, devenant référence dans le domaine de la réhabilitation et de l’accessibilité.

À l’occasion de la Journée internationale des personnes handicapées – en ce 3 décembre – nous avons recueilli le précieux témoignage de Beppe Porqueddu. Tout commença 16 décembre 1970, lorsque, à la suite d’un grave accident de voiture, Beppe devint paraplégique. Nous sommes partis de ce moment-là, qui a marqué le début d’un chemin fait d’engagement, d’actions et de réflexions aiguës et lucides sur le sujet. Beppe a exercé sa mission pendant de nombreuses années, devenant technologue en réadaptation dans un grand centre de Rome. C’est une personne extrêmement compétente en matière de handicap.

Pourrais-tu faire marche-arrière, Beppe, et reprendre ton histoire ?

Ce 16 décembre fut un « détail » important, inattendu. Je me retrouve au sol, après la collision avec un camion arrêté sur la route que je parcourais tous les matins pour aller à l’école, en mobylette, de Porto Torres à Sassari, en Sardaigne. Me sentant mourir, deux images affleurèrent dans mon esprit, comme deux miroirs se faisant face : la vie jusque-là et la vie à partir de cet instant-là. Je compris l’importance de ce moment dramatique : je devais dire un oui. Répondre à ce « nouveau » qui m’attendait. Les deux miroirs se dissipèrent, naissait mon chemin jusqu’à ce jour.

Mais il y eut un moment difficile, de découragement, quand, à l’université, tu as rencontré une architecture hostile, si je puis dire.

Une fois conclue la troisième année du lycée classique, dans ma deuxième année de paraplégie, la vie harmonieuse vécue en mon for intérieur, malgré le changement de ma corporalité, connut un choc avec la société. Particulièrement à l’université, surgit un contraste entre la beauté intérieure et celle inaccessible à l’extérieur. J’étais content de vivre, mais je ne trouvais pas d’éléments extérieurs accueillant ma nouvelle condition. Je l’avais acceptée, mais non l’environnement extérieur. D’où un accès de vomissement, un jour, sous les escaliers de l’université.

Devant une architecture que, dans l’une de tes nombreuses interventions lors de rencontres, tu définis comme « du non-amour ».

Cette architecture exprimait une culture, parce que l’architecture est toujours une culture. Je m’apercevais que les deux ne m’avaient pas prévu.

Une prise de conscience douloureuse

D’une douleur culturelle : cet accès de vomissement n’est pas né en moi, de problèmes intérieurs de non-acceptation. Mais de quelque chose d’extérieur, que je devais enlever.

Et de cette expérience, tu en as recueilli des fruits.

De là mon engagement sur les questions du handicap : elles n’étaient pas traitées comme elles le sont aujourd’hui. Le mot handicap lui-même n’existait pas. Pourtant, grâce à cet environnement de valeurs et de spiritualité, ce drame, bien que complexe, je l’ai vécu comme lumineux.

Dans quel sens ?

Entre 1971 et 1977, je continuais de me demander : « Pourquoi suis-je content des problèmes que j’ai ? ». J’étais à l’intérieur d’un tunnel, mais très lumineux. Je me sentais totalement à l’intérieur du handicap, mais aussi à l’extérieur de celui-ci.

Peut-on dire que la lumière est venue de l’intérieur et l’obscurité de l’extérieur ?

Quelque chose s’opposait à mon progrès intime et intérieur. À ma réalisation humaine : c’était la douleur refoulée, non aimée par la culture. Un non-amour pour la douleur et pour les gens qui la vivaient. S’il y a des barrières, plutôt que des facilitations, il y a un motif, ce n’est pas un hasard.

Revenons au mot « détail » que tu utilisais au début :

Dans la grande famille du Mouvement des Focolari, les jeunes allaient grandissant. Il leur était confié un patrimoine social, mais aussi spirituel. Pour cette raison, l’accident, aussi important fût-il, était un détail, car je vivais déjà un grand idéal. L’accident et le handicap s’inscrivaient dans cette ample vision : ce qui comptait, c’était l’idée d’un monde uni et nouveau, avec la nouvelle anthropologie qui allait de l’avant, dans un contexte où le handicap était assumé, conçu, transcendé.

Grâce à Chiara Lubich, fondatrice du Mouvement des Focolari.

Chiara a senti que, dans mon histoire, il y avait quelque chose de nouveau. Elle le voyait clairement et disait : « Nous devons faire une nouvelle révolution. Pour donner de la valeur à la douleur, mais pas dans un sens piétiste ». De là, j’ai compris que la douleur était un ressort de changement, de transformation, de l’évolution elle-même.

Ainsi, à travers ce « détail », par la souffrance surgie de cette douleur culturelle, tu as commencé à travailler sur ce que, dans l’une de tes interventions, tu définis comme « l’éducation perceptive des auteurs de projets ». De quoi s’agit-il ?

En rencontrant des personnes en situation de handicap, je me suis rendu compte qu’elles n’avaient pas eu le parcours de rééducation que j’avais connu, à Genève, dans un centre spécialisé, grâce à Chiara Lubich et au mouvement Gen. Ils m’ont envoyé là-bas, où j’ai acquis de nombreuses compétences ; lors d’un voyage à Lourdes, il m’arriva de rencontrer une personne paraplégique qui m’a dit n’être pas du tout autonome. Elle avait eu un accident 15 ans plus tôt, alors qu’elle était déjà mère d’une petite fille. Je lui ai appris à se coucher seule, qu’elle fût en fauteuil roulant ou au sortir de sa baignoire. Je compris encore mieux l’ampleur d’un problème collectif, social. J’ai donc commencé à préparer des documents d’information pour les paraplégiques. Cela a donné lieu à un livre ensuite publié par « Città Nuova » : le premier manuel italien de divulgation sur la tétraplégie et la paraplégie. « Io paraplegico, manuale pratico per tetraplegici e paraplegici », également édité en Espagne.

"Io, paraplegico - Editoriale Citta Nuova"

Une autre étape importante de ton chemin.

À partir de là, je devins connu et fus appelé à parler lors de rencontres : c’est ainsi qu’a débuté ma vie de développement social. Je commençais à faire partie d’équipes interdisciplinaires pour la formation d’architectes, de géomètres et d’ingénieurs, car s’y faisais présent le problème des barrières, en tout cas celui de l’accessibilité. En fait, ce mot, beaucoup plus évolué et positif, vint plus tard.

D’autres moments ?

J’ai rencontré une femme : une architecte très importante. Elle avait écrit des livres et m’avait impliqué dans une première formation pour les architectes, les géomètres et les ingénieurs du Piémont. Naissait ainsi un grand partenariat intellectuel :  il m’amenait à comprendre le besoin d’une formation au handicap dans une perspective culturelle. Il fallait aller à deux frontières.

Lesquelles ?

L’une plus technico-culturelle ; l’autre plus intime, intérieure, psychologique et spirituelle. Les deux concernant les auteurs de projets. Pour travailler, précisément, sur cette douleur refoulée par la culture. Il fallait recréer l’état d’esprit des auteurs de projets, des architectes exerçant déjà leur profession et des nouvelles générations, avec une attention au handicap dès les premières années de la faculté d’architecture. Dans une grande perspective créative.

De là, en fait, ce que tu as appelé « l’éducation perceptive ».

Sur laquelle j’ai construit des projets pour des administrations publiques dans diverses régions d’Italie. Surtout dans le Val d’Aoste, où j’ai commencé à prendre en charge, en profondeur, l’éducation des auteurs de projets. Un parcours collectif, mené avec d’autres enseignants pour inventer un nouveau prototype de projet.

Parmi les différentes rencontres auxquelles tu as participé, il y en a une, récente, sur le mouvement physique, conçue spécialement pour les jeunes. Elle est intitulée « Eau, mouvement, santé », où fut discuté le thème : « Nous sommes corps pour une durabilité relationnelle ». Peux-tu le décrire ?

La rencontre fut organisée avec Onda Blu, société coopérative de la région de Belluno, fondée en 1994. Depuis 1984, je suis du côté de cette région et j’ai participé à la création du Centre d’Etudes Prisma, collaborant notamment avec mon cher ami Renzo Andrich, ingénieur et, comme moi, jeune du Mouvement des Focolari. Lui aussi, par vocation, engagé dans le travail avec le handicap. Ensemble, nous avons effectué un grand parcours culturel et humain.

Tu nous en parles ?

Nous avons réalisé plusieurs projets innovants pour l’éducation à l’autonomie des personnes avec handicaps physiques. À Belluno, beaucoup de travail fut fait grâce à l’environnement aquatique. Onda Blu avait besoin de la sensibilité du Centre d’études Prisma envers le handicap. Lors de la rencontre précitée, où je faisais partie du groupe scientifique et j’avais rédigé le rapport d’entrée, nous nous sommes concentrés sur un thème prioritaire pour la santé humaine aujourd’hui : le mouvement physique.

Intéressant.

Le thème de la santé s’inscrit dans le cadre de l’expressivité, de la créativité, de la physicalité et de la socialité : piliers fondateurs de la personnalité humaine et de l’approche au handicap. Mais la santé s’insère aussi dans le cadre de la durabilité : vous ne pouvez pas être en santé avec un air pollué, donc la santé devient durable avec le soin à l’environnement, y compris celui de l’architecture. Evidemment, le handicap s’intègre aussi dans cette vision holistique de l’homme.

Avec ta réflexion me vient à l’esprit le concept d’écologie intégrale.

La santé est un fait relationnel. C’est pourquoi, lors de la rencontre, j’ai cité de nombreux athlètes paralympiques : ce fut pour moi spectaculaire, une joie infinie, d’observer l’intégration de plus en plus profonde au fil des ans, entre leur déficience et leur vie en plénitude. Lorsque j’ai vomi devant les barrières, c’était parce que cette architecture n’était pas apte à m’accueillir. Aujourd’hui, à voir ces personnes handicapées si belles, résolues et heureuses, malgré amputations et déficiences, nous sommes confrontés à une nouveauté anthropologique : un point d’arrivée après un voyage de milliers d’années.

Tu as utilisé le mot intégration, non, inclusion. Comment cela ?

Parce que l’inclusion ne dit pas grand-chose. Le verbe latin « claudere », engendrant les mots inclure et exclure, veut dire fermer vers l’intérieur ou vers l’extérieur. Moi, j’aime être en expansion. À inclusion nous devons substituer le mot participation, qui a un énorme sens politique. Une participation pleine, avec la plénitude des droits et des devoirs. Il est légitime d’aborder la question en termes de droits civils, mais le thème est beaucoup plus complexe. On ne peut pas le considérer seulement à partir de l’apartheid, mais devons le regarder partant du concept d’unité, du « tous azimuts ». Nous ne devons pas viser une société fragmentée, mais en avoir une vision unifiée. Le problème est encore une fois dans la culture. Jésus parle du frère, et non du pauvre, à aider. D’égalité. Les mots fragilité, faiblesse, limite ne font pas partie de mon vocabulaire. Me voyant en fauteuil roulant, beaucoup pensent que je suis une personne fragile. Je ne le dirais pas ! Le 16 décembre, j’atteindrai 54 ans de paraplégie. De nombreuses personnes, considérées comme fragiles, se montrent les plus courageuses, stables, fortes et résilientes.

Lors de tes rencontres, tu utilises beaucoup le mot architecture. Tu dis qu’il est « art en se réharmonisant », « culture » et « science-mère ». Des définitions qui réitèrent combien l’architecture est un instrument humain fondamental.

Je me dédie à la question de l’architecture urbanistique depuis des décennies. Les personnes vivent dans des villes : des lieux communicatifs et relationnels, dotés d’un patrimoine sensoriel extraordinaire, à développer et à faire évoluer. C’est pourquoi l’architecture est une science-mère, parce qu’elle construit les cités. Il est important que les enseignants forment au mieux les jeunes, les nouveaux cerveaux, qu’ils les éduquent non pas dans la culture des barrières, mais dans la culture de la visitabilité et de l’hospitalité. Celle-ci ne peut être sans celle-là. Il est nécessaire de dialoguer avec les jeunes. Je voudrais le faire avec ceux et celles du Mouvement qui œuvrent pour un monde uni. Je l’ai fait au fil des ans et j’aimerais le faire encore plus aujourd’hui. Peut-être pour réaliser des projets ensemble, avec les étudiants en urbanistique et en architecture. Par exemple, pour la maison domotique que je construis en Sardaigne près de la mer, dans le cadre d’une expérience écologique intéressante.

La beauté de la relation saine entre les jeunes et les adultes

Le risque est que l’on parle entre intellectuels sans impliquer les jeunes. Alors que ceux-ci doivent trouver un support extraordinaire chez ceux qui ont déjà de l’expérience : une pensée formée sur la vie, y compris à travers des réalisations complexes. Pour accueillir quelqu’un, nous devons connaître ses instruments, ses façons d’aborder le réel, comprendre l’architecture comme harmonie sociale. Chiara Lubich en parle aussi.

T’a-t-elle demandé d’interagir avec les jeunes ?

Avec Chiara, il y eut des décennies d’unité très spéciale. Elle était toujours au courant des activités développées. Nous avons formé de nouvelles catégories culturelles. C’est très important pour les jeunes. Dans le Mouvement des Focolari, nous avons rencontré la richesse humaine de vivre la douleur, socialement, ce que j’appelle « la douleur en communion ». En ce sens, avec le mouvement Humanité Nouvelle, nous avons développé le thème de la participation active pour toutes et tous.

Pour en savoir plus sur la vie et la pensée de Beppe Porqueddù, voir aussi :


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